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Décès
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après 1932
la "Dépêche de Brest" 1932
"Les souvenirs d'un vieux gabier. Sous une casquette de vieux marin, deux petits yeux vifs pétillent joyeusement. La lèvre rose s'ouvre sur une étroite barbiche à l'impériale pour lancer, rayonnante, une sorte de défi. Oui, je vais entrer dans ma centième année et j'espère bien ne pas m'arrêter en si bon chemin. Yves Prigent est né à Portsall le 11 décembre 1833. Son livret matricule en fait foi. Mais il entend, lui, procéder à une rectification. Ils ont inscrit le 11 décembre, mais ils se sont trompés; c'est en réalité le 10 que je suis né. Je m'en souviens bien, moi, c'était dans la nuit. Et il se divertit longuement de sa malice. Tout à l'heure, quand nous pénétrions dans le jardinet qui enjolive sa maison, il morigénait son fils. Celui-ci, douanier maritime à Brest, tirait parti d'une permission pour repeindre un appentis. Allons mon fils, intervenait le patriarche qui, malgré bise et crachin faisait sa tournée aux abords de l'immeuble, rentre donc lu vas prendre froid. A grands traits, il veut bien à présent nous retracer sa vie. Il n'avait pas plus de onze ans quand, avec son oncle, il prit place sur une barque de Melon. C'était un simple canot qu'on manœuvrait à l'aviron. Les bateaux qui n'avaient pas de voiles n'étaient pas tenus en ce temps là de posséder un rôle et c'est sur ceux là surtout qu'on embarquait les jeunes. « Mon père, lui aussi avait été pêcheur, mais il était mort depuis quatre ans. Ma mère, elle, par contre a vécu jusqu'à quatre-vingt dix ans. Nous faisions la pêche aux crustacés et il n'était pas nécessaire d'aller bien loin pour en capturer. Nous allions déposer nos casiers dans le chenal du Four. Savez-vous à quel prix nous vendions nos langoustes et nos homards à cette époque ? Huit sous pièce. Régulièrement des voiliers anglais venaient nous les acheter. J'avais 17 ans quand j'entrepris premier voyage. J'étais allé par la diligence à Landerneau pour embarquer sur l'Emilie, qui se rendait en. Angleterre. On y fit du charbon pour Bordeaux. Un an et demi plus tara, j'embarquais comme gabier sur la frégate « Persévérante ». Quel beau bateau ! Il était tout neuf et il n'y avait guère de meilleur marcheur. Nous étions alors en guerre contre la Russie. A Brest, on prit un chargement de vivres et on partit pour la Baltique. C'est dans une grande rade que nous avons joint l'escadre française que nous venions ravitailler et près de laquelle était mouillée une escadre anglaise. Comme nous tentons d'obtenir quelques impressions sur cette campagne, Yves Prigent part d'un large éclat de rire. On nous donnait le boujaron tous les jours; mais je ne pouvais pas sentir le tafia. Alors mon matelot se plaçait derrière moi et je lui donnais ma ration. Le vieillard se réjouit encore comme d'un bon tour joué au commis du bord. Mais la « Persévérante » l'a conduit en Crimée. Il fait partie d'une compagnie de débarquement. Nous avions amené des troupes et après avoir débarqué des pièces de canon, nous sommes allés avec elles devant Sébastopol. Là aussi il y avait des tranchées. « C'est la tour de Malakoff qui nous a donné le plus de mal. Elle était bien difficile à prendre, mais comme nous l'avions entourée, ses défenseurs ne pouvaient plus recevoir de vivres. Ils durent se rendre. Le souvenir d'une cérémonie est demeuré vivace dans la mémoire de l'ancien gabier. Il la résume cependant d'une seule phrase. Le commandant de l'escadre fut nommé grand amiral et on hissa le pavillon du grand mât. En 1855, Yves Prigent avait été embarqué sur le vaisseau « Marengo ». Le scorbut avait gravement atteint les équipages. En revenant de Crimée j'eus la fièvre et on me débarqua à l'hôpital Saint-Mandrier. Ça n'allait pas mieux. On ne me donnait rien à manger. A boire, de la tisane seulement, mais là tant que j'en voulais. J'ai été embarqué ensuite sur le « Cacique », sur « l'Allier », le « d'Estaing », le »Napoléon ». Avec « l'Allier » je suis allé à Mers-el-Kébir, en Afrique, Il y avait là de rudes corvées, car nous portions du charbon aux navires en rade. Pourtant nous nous y trouvions bien. II y avait du très bon vin qui ne nous coûtait pas cher. Enfin, en 1859, il était congédié. Il a de son service conservé une certaine fierté. Je n'ai pas eu une seule punition; jamais je n'ai mis mes pieds dans les fers. Il naviguait au commerce quand, à 29 ans, il se maria. Sept enfants étaient nés de son union lorsque sa femme mourut. Après maints voyages dans les mers du Nord et en Méditerranée, il abandonnait la navigation pour regagner définitivement Portsall où, jusqu'à 70 ans, il exerça le métier de pêcheur. Yves Prigent a terminé l'exposé de sa longue existence, mais il tient à nous présenter les trois médailles dont il est titulaire : une anglaise, celle de la Baltique et deux françaises, celle de Crimée et celle des vieux marins. En nous reconduisant, il se dresse comme au temps où il s'élançait dans les haubans et, tout plein d'une confiance souriante, propose : Venez donc me voir l'année, prochaine... quand j'aurai cent ans."
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